Photo-Gare_StLazare

Actualités

Gros-plan-trainSNCF

La présence d’amiante dans les trains empêche-t-elle leur transfert à des concurrents ? Un débat franco-français

Construites entre 1975 et 1989 les voitures Corail, qui roulent depuis plus de 40 ans sur le réseau français, contiennent de l’amiante.

Crédit photo : DepositPhotos

 

 

L’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire régional[1] s’accompagne du transfert progressif de la propriété des trains aux Régions, qui les avaient financés depuis la régionalisation des TER en 2002. Jusqu’alors propriété de la SNCF, ces rames pourront ainsi être mises à disposition du ou des futurs opérateurs désignés par appel d’offres, qu’il s’agisse de la SNCF ou de concurrents.

Dans certaines Régions, ce transfert se heurte à un obstacle : la présence d’amiante dans certaines rames anciennes. C’est notamment le cas des vénérables voitures Corail (1975–1989), en cours de retrait, mais aussi de séries plus récentes encore en service, comme les TER 2N PG (Z23500). L’amiante ne présente pas de risque pour les passagers tant qu’il reste confiné. Il devient dangereux uniquement lorsqu’il est fragmenté et ses fibres libérées dans l’air [2]. Une vigilance particulière s’impose donc lors des opérations de maintenance lourde ou de démantèlement. En revanche, en circulation normale, ces rames ne posent pas de problème sanitaire, ce qui explique pourquoi la SNCF est toujours autorisée à les exploiter.

En quoi la présence d’amiante pourrait-elle être un obstacle à la concurrence ? En novembre dernier, un article d’ICI [3]  (ex-France Bleu) rapportait que « la région Hauts-de-France doit se conformer à une directive européenne, qui pourrait l’obliger à remplacer des trains. Montant total : 1 milliard d’euros. » Les faits sont les suivants : 33 rames TER 2N PG mises en services à la fin des années 2000 – donc pouvant à priori rouler jusqu’ à la fin des années 2030 – circulent sur une ligne que la Région souhaite ouvrir à la concurrence en 2028. Or, une « directive européenne » interdisant le transfert des trains amiantés aux concurrents de SNCF, la Région serait contrainte de remplacer ces rames de manière anticipée de quasiment 10 ans. Une rame électrique neuve coûtant environ 10 millions d’euros, on comprend que réduire la durée de vie de 33 rames d’un quart est un gâchis d’argent public.

L’article a suscité de vives réactions : certains ont critiqué la « directive », d’autres la mauvaise anticipation de la Région. Pourtant, aucun journaliste ni expert ne semble avoir analysé le contenu de ce texte ni entrepris un travail de parangonnage pour voir comment ce texte a été interprété dans d’autres pays membres. C’est précisément ce que nous proposons de faire ici. Nous sommes en effet confrontés à cette problématique pour certaines des régions pour lesquelles nous travaillons.

 

La réglementation européenne interdit-elle effectivement le transfert de rames amiantées ? Les termes du débat

Le texte qui interdirait le transfert de matériel roulant amianté est non pas une « directive », comme le dit l’article de France Bleu, mais un règlement. Il s’agit du règlement (CE) n°1907/2006 du 18 décembre 2006 concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (REACH), instituant une agence européenne des produits chimiques, généralement simplement appelé « règlement REACH ».

C’est le point 6.1 de l’Annexe XVII de ce règlement qui interdirait le transfert des rames amiantées. Il précise que « La fabrication, la mise sur le marché et l’utilisation de ces fibres [contenant de l’amiante] et des articles et mélanges auxquels elles ont été délibérément ajoutées sont interdits. ».

À la lecture du texte, il est difficile de comprendre en quoi il empêche le transfert de trains déjà en service d’un opérateur à une Région. L’objectif de REACH est d’interdire la mise sur le marché de nouvelles rames contenant de l’amiante, ou leur revente si elle n’est pas assortie de garanties d’un démantèlement respectueux des règles sanitaires.

Pour arriver à une telle conclusion, il faut interpréter le terme de « mise sur le marché » très extensivement. Le règlement REACH contient une définition de ce terme : « le fait de fournir un produit ou de le mettre à la disposition d’un tiers, à titre onéreux ou non. Toute importation est assimilée à une mise sur le marché » (article 3, §12).

Selon les analyses juridiques dont nous disposons – effectuées pour le compte de SNCF et du ministère des Transports – les Régions souhaitant justement « mettre à disposition » les rames dont elles auront récupéré la propriété au nouvel opérateur choisi par appel d’offres, on se trouverait bien dans un cas de « mise sur le marché » incompatible avec le règlement REACH.

Cette interprétation du règlement REACH conduit à une situation paradoxale, où l’interdiction posée par le texte est sans lien avec l’objectif de celui-ci, à savoir protéger la santé publique. Pour le dire simplement : il n’est pas plus dangereux pour un voyageur d’être assis dans une rame amiantée opérée par Transdev par exemple que dans une rame opérée par SNCF. La question sanitaire se posant au moment de la maintenance lourde et du démantèlement, l’enjeu est de veiller à ce que la Région, nouveau propriétaire, fasse réaliser ces opérations avec toutes les précautions requises, quel que soit l’opérateur qu’elle a choisi.

Le règlement REACH contient d’ailleurs une disposition, Annexe XVII 6.2, qui permet aux États membres d’autoriser « L’utilisation d’articles contenant les fibres d’amiante visées au paragraphe 1 qui étaient déjà installés et/ ou en service avant le 1er janvier 2005 continue d’être autorisée jusqu’à leur élimination ou à leur fin de vie utile. (…) Les États membres communiquent ces mesures nationales à la Commission avant le 1er juin 2011. La Commission rend ces informations publiques. ». Cette exemption a été prévue par pragmatisme pour répondre à la contradiction que nous soulignons à l’instant : l’utilisation de rames amiantées ne présentant pas de danger pour la santé publique, autant continuer à les utiliser jusqu’à la fin de fin de vie.

La France n’a toutefois pas demandé cette exemption. À l’époque, le souvenir du scandale du porte-avions Clemenceau était encore très présent. Son démantèlement, prévu en Inde malgré la présence massive d’amiante, avait suscité une vive opposition de la part d’associations écologistes, inquiètes pour la santé des ouvriers dans un pays à la réglementation peu protectrice. Finalement, le navire a été démantelé en Angleterre, un processus achevé en 2010, précisément au moment où la France aurait dû formuler sa demande d’exemption.

 

L’interdiction du transfert des TER, une « marotte nationale » ?

Notre cabinet a la caractéristique d’être franco-allemand et de travailler dans d’autres contextes nationaux (Pays-Bas, Belgique, Espagne). Or nous avons été confrontés à cette problématique du transfert du matériel roulant amianté uniquement en France. Les articles sur le sujet, y compris rédigé en anglais[4], n’évoquent également que la France.

La maison mère de Trans-Missions a ainsi identifié qu’en Allemagne quelques 5 000 voitures régionales « Silberling » (série N), construites entre 1958 et 1980 et contenant de l’amiante ont été revendues à d’autres entreprises ferroviaires et sont encore utilisées aujourd’hui. De même, les voitures « Married Pair » du réseau ouest du Schleswig-Holstein, qui contiennent de l’amiante, ont été revendues à un nouvel opérateur. Celui-ci avait pour consigne de prendre toutes les précautions nécessaires (vêtements de protection) pour protéger ses employés et ses sous-traitants pendant les travaux de maintenance. Enfin, la Deutsche Bahn (DB) revend régulièrement du matériel grande ligne d’occasion contenant de l’amiante, par exemple en Norvège ou en Hongrie[5]. En Hongrie, le contrat de vente contenait une clause prévenant l’acheteur de la probable présence d’amiante.

Nous avons également pris contact avec des consultants indépendants étrangers, Quintus Vosman (Pays-Bas, République tchèque) et Georges Wornoff (Belgique) qui nous ont confirmé que du matériel roulant contenant de l’amiante était régulièrement vendu dans différents pays européens à de nouveaux opérateurs, à la condition que ces opérateurs prennent leur disposition pour que le démantèlement de ces rames se fasse dans le respect des règles sanitaires. Les exemples pourraient être multipliés à l’infini :

  • Vente de Voiture Corail luxembourgeoise au Maroc ;
  • Vente de 86 locomotives British class 86 du Royaume-Uni à la Bulgarie ;
  • Vente de matériel Intercités néerlandais (NS classes 3100 et 3200) à l’Uruguay, la Pologne et la Roumanie ;
  • Vente de locomotive danoise EA à la Bulgarie ;
  • Vente de voitures autrichiennes « Schlieren » à la Hongrie.

Contrairement à la France, ces pays ont-ils demandé l’exemption prévue par le règlement REACH ? Pour le savoir, nous avons contacté la Commission européenne, qui nous a orientés vers l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA), responsable de l’application du règlement. Celle-ci nous a indiqué le document listant les pays concernés[6].

Ce document montre que seuls six pays ont demandé l’exemption pour maintenir sur le marché du matériel roulant contenant de l’amiante : le Danemark, la Finlande, la France (mais uniquement pour le matériel militaire), l’Allemagne, l’Irlande et la Pologne. Certains pays, pour lesquels nous avons pourtant identifié des ventes de matériel amianté, ne semblent donc pas avoir fait de demande formelle d’exemption. Nous avons demandé à nos interlocuteurs, que ce soit au sein de notre maison mère KCW ou Quintus Vosman et Georges Wornoff, comment expliquer ce décalage.

Notre question les a désarçonnés. Ils ne connaissaient pas la liste précise des pays ayant demandé l’exemption et surtout ils ne comprennent pas l’intérêt de notre question. Pourquoi « se couper les cheveux en 4 » sur l’interprétation du terme « mise sur le marché » du règlement REACH et sur les pays ayant demandé une exemption puisqu’en pratique le transfert ou non à des concurrents n’a aucun impact en termes de santé publique ?

Il semble donc que la France soit le seul pays à avoir réalisé une telle exégèse du point 6 de l’Annexe XVII du règlement REACH. La question ne semble pas pertinente en dehors de notre contexte national, lorsqu’on s’intéresse au règlement REACH non pas dans sa lettre, mais dans son esprit. Comment expliquer cette focalisation ?

Cette situation peut s’expliquer, en partie, par l’usage plus fréquent de l’amiante en France par rapport à d’autres pays, un point souvent évoqué par nos interlocuteurs. Elle trouve aussi son origine dans le scandale du Clemenceau, évoqué plus haut. Toutefois, comme l’a suggéré la presse spécialisée, il est difficile de ne pas voir derrière ce débat des motivations moins avouables, visant à freiner l’ouverture à la concurrence ferroviaire. Dans ce contexte, nous pouvons espérer que l’actuel ministre des Transports – ancien Vice-Président d’une Région pionnière en la matière – choisisse de rouvrir ce dossier.

[1] https://www.trans-missions.eu/lancement-de-la-mise-en-concurrence-des-lignes-marseille-nice-et-nice-azur/

[2] https://ec.europa.eu/taxation_customs/dds2/SAMANCTA/FR/Safety/Asbestos_FR.htm

[3] https://www.francebleu.fr/infos/transports/des-ter-amiantes-pourraient-couter-1-milliard-d-euros-a-la-region-hauts-de-france-2654367

[4].https://www.railtech.com/all/2024/11/20/asbestos-in-trains-the-silent-killer-poisoning-french-rail-liberalisation/

[5] https://zaistinata.com/en/how-bulgarian-railways-is-modernizing-with-decommissioned-wagons-exclusive-offer-for-20-days-only/

[6] https://ec.europa.eu/docsroom/documents/13166/attachments/1/translations.

 

Auteur

PPE_2024

Patricia Pérennes

Date

9 mai 2025

Catégorie(s)

Articles parus

Thématique(s)