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Pourquoi Trenitalia a-t-elle eu le droit à des « promos » sur ses péages d’infrastructure ?

La « régulation asymétrique » appliquée au transport ferroviaire

En avril dernier, le Parisien publiait dans sa rubrique Economie un article avec un titre à sensations « SNCF : le « joli cadeau » fait à son concurrent Trenitalia »(1). Dans cet article, les journalistes expliquaient que SNCF Réseau avait accordé au nouvel opérateur sur la ligne Paris-Lyon-Modane « des réductions particulièrement importantes sur les prix des péages » et soulignaient que « cet avantage concurrentiel » était « mal vécu par les cheminots ». Ils s’interrogeaient : la SNCF est-elle tombée sur la tête ? Pourquoi offrir un tel cadeau à son concurrent ?

Le 17 mai dernier, l’Autorité de Régulation des Transports (ART) avalisait cette réduction dans son avis « relatif à la redevance de marché négociée entre SNCF Réseau et Trenitalia France pour accompagner le lancement de l’offre grande vitesse entre Paris et Lyon et entre Paris et Modane via Lyon »(2).

Quelques mois après la publication de cet avis, et alors que d’autres opérateurs sont sur les rangs pour entrer sur le marché des trains longue distance en France (Le Train, Railcoop, Kevin High Speed, Midnight Trains…) notre cabinet souhaite remettre de l’ordre dans cette polémique, en rappelant que la décision de SNCF Réseau découle simplement du processus d’ouverture à la concurrence en cours dans le secteur. Nous souhaitions également clarifier le cadre dans lequel une telle réduction peut être appliquée à un autre opérateur et notamment si elle pourrait être accordée à des services de transport ferroviaire mis en place par des collectivités.

Le principe de « régulation asymétrique »

Si l’information sur la réduction de péages accordée à Trenitalia a beaucoup fait réagir, c’est surtout parce qu’elle a semblé inéquitable à un certain nombre d’observateurs. Pourquoi un nouvel entrant devrait-il être favorisé par rapport à l’opérateur historique ? La concurrence n’est-elle pas justement basée sur le principe même que chaque opérateur soit mis sur un pied d’égalité et qu’il ne gagne des clients que par sa capacité à offrir un service de qualité à moindre coût ?

C’est là qu’intervient la distinction entre égalité formelle et égalité réelle, ou, pour le formuler différemment, entre égalité des droits et égalité des chances. Cette distinction est bien connue pour les individus – les personnes physiques – et a pour corollaire la « discrimination positive » qui autorise dans certains cas à traiter différemment des personnes qui ne sont pas dans la même situation initiale. En France, l’exemple souvent cité de mise en place de cette discrimination positive est la création d’une voie d’admission dérogatoire à Sciences Po Paris pour les lycéens des établissements partenaires classés en Zone d’Education Prioritaire(3).

Mais une telle de forme de « discrimination positive » peut-elle exister pour des entreprises ? Y a-t-il des personnes morales qui sont objectivement placées dans une situation moins favorable que d’autres et qui doivent de ce fait être traitées différemment ?

Cette différence de situation a été identifiée en droit de la concurrence. Comme l’écrit Marie-Anne Frison-Roche, professeur de droit économique à l’Institut d’études politiques de Paris « un marché concurrentiel fonctionne bien lorsque les opérateurs sont dans des relations symétriques, c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’obstacle structurel qui empêche un agent d’accroître sa puissance à ses seuls mérites (« concurrence par les mérites »). S’il existe une asymétrie, par exemple parce qu’un secteur était monopolistique et que le législateur vient juste de le déclarer ouvert à la concurrence, il existe une asymétrie, certes temporaire, entre les entreprises installées, les opérateurs historiques, et les entreprises désireuses d’entrer dans ce nouveau marché »(4).

Pour remédier à cette différence de situation liée au monopole historique et favoriser l’émergence d’une concurrence réelle, il peut être souhaitable de traiter différemment l’opérateur historique et ses concurrents. Une telle régulation asymétrique est par exemple appliquée pour le marché de la téléphonie fixe, dans lequel le régulateur sectoriel (l’Autorité de Régulation des Communications Electroniques et des Postes ARCEP) traite différemment l’opérateur historique Orange et ses concurrents, bien que l’ampleur de cette régulation asymétrique ait tendance à s’alléger au fur et à mesure de l’ouverture du marché(5).

La « régulation asymétrique » appliquée au transport ferroviaire

C’est ce principe – traiter différemment des entreprises qui ne sont pas dans la même situation initiale – qui a conduit SNCF Réseau à proposer une « ristourne » sur les péages de Trenitalia avec pour objectif final de favoriser la concurrence.

On retrouve en effet dans l’avis de l’ART tous les éléments motivant l’utilisation d’une tarification asymétrique : différence de situation objective (« la tarification négociée ne présente pas un caractère discriminatoire dès lors qu’elle est fondée sur une différence objective de situation entre opérateurs ») et nécessité de remettre sur un pied d’égalité l’opérateur historique et ses concurrents (« corriger une différence de situation objective et transitoire entre un opérateur historique ou installé et un nouvel entrant. ») avec pour objectif final de « favoriser, d’une part, le développement de la concurrence, d’autre part, une utilisation effective et optimale de l’infrastructure ».

L’avis explique également en quoi il existe une différence de situation objective entre Trenitalia et SNCF Voyageurs. Premièrement, et c’est un point fortement souligné par l’ART car SNCF Réseau ne l’a pas pris en compte, le nouvel entrant peut être confronté à des barrières techniques qui engendrent des surcoûts pour l’opérateur alternatif. En l’espèce il s’agit de la mise en place de système de sécurité spécifique au système ferroviaire français dont l’« implémentation et, le cas échéant [l’]interfaçage avec d’autres systèmes déjà installés [peuvent] s’avérer très complexes, peu efficients et coûteux ».

Deuxièmement, SNCF Voyageurs bénéficie d’« avantages immatériels » car son offre ferroviaire est connue du grand public, contrairement à celle de Trenitalia. De ce fait, il va falloir plusieurs années pour que l’offre en France du concurrent italien soit identifiée et que le taux de remplissage de ses trains s’améliore progressivement. Pendant les premières années d’exploitation, Trenitalia va donc être confrontée à des taux de remplissage plus faibles que SNCF Voyageurs du fait de son déficit de notoriété, alors que ses charges seront similaires à celles de l’opérateur historique. Parmi ces charges, le coût des péages est loin d’être négligeable dans le business model d’un opérateur ferroviaire : au cours de l’instruction, « Trenitalia France a indiqué que, pour les services qu’elle effectue, les redevances d’utilisation de l’infrastructure et les tarifs d’accès aux gares de voyageurs représentent 60 % des coûts d’exploitation ». Or ces péages ne varient pas en fonction du nombre de voyageurs, ce qui signifie que la montée en charge progressive du nombre de voyageurs de Trenitalia va conduire à un déficit pour l’opérateur si les péages ne sont pas modulés.

Afin de minimiser ce déficit et d’accompagner la montée en charge de Trenitalia (ce que l’ART et SNCF Réseau appellent le « ramp-up » pour reprendre un terme de la littérature économique), le gestionnaire d’infrastructure a proposé une réduction sur une partie des redevances d’infrastructure (la redevance de marché) : 37% pour le service annuel 2022, 16% pour le service annuel 2023 et 8% pour le service annuel 2024. La proposition pour cette dernière année n’a pas été validée par l’ART car l’horizon est trop lointain et qu’il existe de nombreuses inconnues, en premier lieu la nouvelle structure des péages de SNCF Réseau, les principes actuels du DRR étant valable pour les années 2021 à 2023.

Au-delà de ces tarifs négociés, prévus par le Document de Référence du Réseau dans sa partie 5.7.5.2 intitulée « Tarification différenciée pour un nouvel entrant », le gestionnaire d’infrastructure propose également une baisse de péages à l’ensemble des nouveaux opérateurs pour les inciter à la création de nouvelles offres (cf. partie 5.7.5.1 du DRR intitulée « Aides au développement des trafics »). Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que SNCF Voyages a bénéficié de « ces tarifs réduits » sans que cela suscite de fortes réactions(6) !

Une promotion pour Trenitalia, mais pour les autres ?

Au-delà de Trenitalia, quels opérateurs pourraient bénéficier des tarifs négociés ? On l’a vu, ces tarifs visent à aider transitoirement les opérateurs concurrents à entrer sur le marché. Par définition, ils ne peuvent être proposés à SNCF Voyageurs, bien que cet opérateur puise en revanche bénéficier d’autres formes de ristourne, pour l’inciter à lancer de nouvelles offres.

Il est en revanche probable que tout nouvel entrant souhaitant offrir un service « librement organisé » (c’est-à-dire organisé sans obligations de service public) bénéfice des mêmes largesses du gestionnaire d’infrastructure par équité concurrentielle entre des opérateurs dans une position similaire (celle de nouveau venu sur un marché). Ce sera probablement le cas de Le Train, qui a fait une demande en ce sens à SNCF Réseau(7), s’il lance effectivement son service.

En revanche, Transdev ne pourra pas bénéficier de cette ristourne pour la ligne Marseille-Nice. En effet, même s’il s’agit d’un nouvel entrant, il fournira le service ferroviaire non pas comme une entreprise directement en concurrence avec SNCF Voyageurs pour capter des voyageurs, mais en tant qu’opérateur exclusif choisi par la Région Provence-Alpes Côte d’Azur. Il n’a donc pas de « déficit de notoriété » à combler, les usagers du service Zou ! organisé par la Région allant naturellement basculer sur son offre.


(1) Le Parisien, 5 avril 2022, Vincent Vérier, avec Adeline Daboval https://www.leparisien.fr/economie/sncf-le-joli-cadeau-fait-a-son-concurrent-trenitalia-05-04-2022-42AP3VVBIRDQHNOMD4BRNWQAAI.php

(2) Avis n° 2022-036 du 17 mai 2022 https://www.autorite-transports.fr/avisdecision/redevance-de-marche-negociee-entre-sncf-reseau-et-trenitalia-france-pour-accompagner-le-lancement-de-loffre-grande-vitesse-entre-paris-et-lyon-et-entre-paris-et-modane-via-lyon-avis-n/?context=train

(3) https://www.sciencespo.fr/admissions/fr/bachelor/bacheliers-lycees-francais/conventions-education-prioritaire.html

(4) Asymétrie : Régulation asymétrique/asymétrie d’information https://mafr.fr/fr/article/asymetrie-regulation-asymetrique-asymetrie-dinform/

(5) https://www.arcep.fr/actualites/actualites-et-communiques/detail/n/regulation-des-marches-fixes.html

(6) https://www.sncf-reseau.com/fr/documentation/bulletins-officiels/decision-attribution-aide-au-developpement-trafics-type-1-entreprise-ferroviaire-sncf-mobilites

(7) Voir Challenges, 8 avril 2022, Pauline Damour  https://www.challenges.fr/entreprise/transports/les-obstacles-s-accumulent-pour-les-concurrents-de-la-sncf-railcoop-et-le-train_808490

Auteur

PPE_2024

Patricia Pérennes

Date

26 octobre 2022

Catégorie(s)

Articles parus

Société

Thématique(s)

Ouverture à la concurrence ferroviaire